Texte et photo : Pascal Crozet
J’ai vécu un séjour extraordinaire, l’été dernier au Spitzberg. J’étais parti pour un mois seul dans le sud et comme prévu… rien ne s’est passé comme prévu !
Pascal Croset est allé plusieurs fois au Spitzberg, il était d’ailleurs venu nous parler de ce bout du monde, au dernier salon Rêves Arctiques, mais là, il a fait fort…
Mon camp a été attaqué deux fois par un ours polaire, ce qui m’a valu deux confrontations face à face, à huit mètres de distance.
J’ai ensuite été coincé par la banquise dérivante et j’ai dû changer de route et remonter au nord.
J’ai ensuite passé plus de 10 minutes dans une eau à -1 degré, pour aller chercher mon kayak qui s’était décroché du bord et dérivait en mer (quelle connerie, tout était dedans, la situation était aussi chaude que l’eau était froide).
Une nuit, un ours est venu détruire mon kayak !
J’ai été récupéré par des scientifiques polonais qui ont une base permanente dans le secteur. J’ai passé une semaine à vivre avec eux, en servant de garde du corps à des scientifiques (ils manquaient de fusils, et les ours polaires faisaient des rondes autour de la base).
Je suis ensuite remonté au nord avec un voilier de 50 m de l’académie des sciences polonaise, nouant des liens étroits avec le capitaine qui avait 80 ans… j’ai ensuite pu récupérer un Norkapp, et repartir seul dans l’Isfjord pour 10 jours.
Après avoir croisé une baleine et traversé un fjord de 15 kms dans des conditions tendues, je me suis assoupi et… me suis retourné, loin des côtes dans une eaux à 4 degrés… Je m’en suis sorti, après plus d’une demi heure dans l’eau, sans déclencher la balise…
Puis j’ai fini par accueillir ma compagne et on a fait un trip d’une semaine en autonomie…
Ce texte est inachevé. Il ne décrit que les 3 premiers jours d’un voyage en solitaire au sud Spitzberg – voyage qui durera 5 semaines. Il a été écrit sous la tente, comme une nécessité, pour évacuer les émotions un peu –trop ? – fortes de ces premiers jours… La suite est toujours en attente de temps pour taper les notes manuscrites…
Le 24 juin / La journée des émotions : double rencontre avec l’ours polaire et grosse bêtise…
Mes quatre heures de pagaie de la veille, les premières depuis plusieurs semaines, m’avaient surement fatigué. Tout comme le froid, avoisinant zéro le soir. Et puis surtout cette phase d’adaptation à ce nouveau mode de vie. Bref, au matin, après une assez bonne nuit, je n’ai qu’une envie, presque une nécessité : rester au chaud dans le duvet. Après avoir ainsi trainé de longues heures, je me fais un déjeuner, dehors bien sûr, suivant ainsi le plus rigoureusement du monde les prescriptions de Claudine et André. Malgré ce déjeuner, je me sens toujours dans le coton, et je regagne mon duvet. Je m’assoupis même.
Je suis éveillé par le bruit du système d’alarme d’André. Ces sonneries bien distinctives, qui d’habitude alertent le pêcheur parti dans ses rêves que le poisson a mordu. Le bruit me fait sursauter, et je pressens évidemment la présence de l’ours. Mais avant d’en avoir la confirmation, ce n’est qu’une hypothèse, dont j’ai encore l’espoir qu’elle soit fausse. Avant même de bouger, j’entends à nouveau l’alarme, puis le bruit de la bâche plastique que l’on secoue. Il se confirme que j’ai probablement à faire face à l’ours. J’ouvre la porte de la tente. Je peux maintenant voir, par la petite fenêtre de l’abside qu’un ours polaire est en train de mettre le nez et les pattes dans ma nourriture. Je me dis « voilà, on y est, ‘peut pas s’échapper, c’est un ours et il est bien là, ‘va falloir agir »… le rythme cardiaque monte.. je cherche un peu fébrilement ce que je vais prendre, tout en réfléchissant justement à quoi prendre …!… Je prends le fusil et je l’arme. Je prends le sifflet, et décide comme il était convenu de commencer par lui, mais je prépare aussi le pistolet d’alarme ainsi que le feu à main. J’ai tout à portée. Je prépare aussi mes appareils photos, principalement dans l’idée, au cas où j’aie à tuer l’animal, de montrer que c’était en dernier recours. Cette intention est ferme.
J’ouvre l’abside en tenant le fusil et en ayant le sifflet à la bouche. Je siffle fort. C’est à peine s’il lève la tête. Il est à moins de dix mètres de moi, le nez dans les sacs de nourriture. Je siffle fort à nouveau et Je le vise du fusil, mais rien. J’allume alors un feu à main. Connement, je ne sais même pas de quel coté va sortir le feu. Et je le prends en fait à l’envers. Heureusement que cela ne pète pas d’un coup ! Je vois de la fumée commencer à sortir, ne sachant comment cela va évoluer, je jette le tout à droite de l’ours. Cela le met en fuite, mais il s’arrête quelque dix à vingt mètres plus loin et déguste le sac qu’il a emporté dans sa fuite, ou plutôt dans son mouvement de retrait, car on ne peut pas parler de fuite. D’ailleurs, une fois la nourriture terminée… il revient ! Je tire avec le pistolet d’alarme, mais malgré le bruit qui le ralentit un instant, cela va exploser bien trop loin. Ces engins tirent à 80 mètres. J’allume alors un deuxième feu à main et le lance entre lui et moi. Cela le fait réfléchir un court instant, mais il continue à avancer. Alors je tire avec le fusil, juste à côté de lui. Cela le fait cette fois-ci fuir. En courant d’abord, puis très vite il se met à marcher. Il mettra de longues minutes à sortir de mon champ de vision, partant nonchalamment vers le nord. En route, il se roulera joyeusement dans la neige. J’ai filmé une partie de la scène en posant l’appareil photo en mode film sur le sol.
Sur le coup les sentiment sont très partagés, mêlés. Il y a quelque part la satisfaction d’avoir rencontré l’ours, de si près (environ 8 mètres), et d’avoir réussi à faire ce qu’il fallait pour qu’il parte sans dommage (ni pour lui, ni pour moi).
Et puis tout de suite, il y a ce sentiment d’être chez lui, que je suis chez lui, et qu’il peut venir quand bon lui semble jouer un jeu dont j’ignore a priori les intentions. Manger, oui , mais quoi (qui ?). Mais peut être autre chose… la peur est là. Pas la même que celle que j’ai ressentie en étant face à lui. D’ailleurs, je ne crois pas que c’était de la peur. C’était la fatalité, l’inéluctable : il est là et il va falloir faire avec… Non, la peur vient juste avant, et elle reste après, diffuse. Elle ne deviendra insidieuse qu’après la seconde rencontre, cette même journée.
La banquise
Après cette rencontre, il devient évident de lever le camp, même si je ne suis pas sûr du tout d’aller loin, tant la banquise dérivante m’encercle. A perte de vue on ne voit qu’elle, tout le long de la côte et sur une bande de plusieurs kilomètres de large (j’apprendrai plus tard que la banquise s’étendait jusqu’à la point sud, sur plus de 100 kilomètres donc, et sur au moins 50 kilomètres de large). Il est clair que le trajet que j’ai fait hier serait impossible aujourd’hui. Mais il paraît cependant possible de partir un peu plus vers le sud. Ce que je fais.
Très vite, je me trouve à slalomer au ralenti entre glace et rochers. Il s’agit des rochers qui sortent de l’eau, mais aussi de ceux qui affleurent et que l’on ne voit qu’au dernier moment. C’est magique, grandiose. Très vite je sais que je ne pourrais aller loin. Mais je m’éloigne vers le large pour aller au contact de la banquise, jusqu’à ce qu’elle devienne un mur. Un mur pas bien haut, mais si solide qu’il en est infranchissable pour mon bateau. Je m’arrête alors sur un rocher, j’accoste et je grimpe dessus. Je reste longtemps à contempler cette vue extraordinaire. Je repars ensuite vers la cote, espérant retrouver le chemin entre les glaces qui m’avait permis d’aller jusqu’au rocher, afin de l’emprunter en sens inverse. Mais ce n’est plus tout à fait le même chemin, car la banquise bouge en permanence. J’y arrive malgré tout sans trop de difficulté.
La connerie
J’accoste. Je sors de mon bateau et le pose au bord. Je trouve que l’endroit n’est pas terrible pour mettre son camp : trop près d’un lac, des odeurs pas agréables… Je marche le long de la côte vers le nord et je trouve, à quelque deux cent mètres un endroit pas mal. Je fais alors demi-tour et j’aperçois mon bateau seul en mer, dérivant au large ! Je cours, j’arrive au bord, au plus près du bateau, mais il est déjà loin pour moi, loin pour aller le chercher à la nage dans une eau certainement inférieure à -1 degré (elle avait été mesurée deux jours avant à cette température par les polonais dans la baie d’Hornsund, en l’absence de banquise). Je n’ai pas vraiment le choix : tout est à bord, hormis moi-même, mon fusil et la balise de détresse. La nourriture, l’iridium, les habits !!!! Je mets les gants néoprène que j’avais prudemment mis dans le gilet de sauvetage. Je pose le fusil sur la berge et je me mets à l’eau. Je nage, en brasse. A peine quelques secondes se sont écoulées que mes mains sont totalement gelées. Impossible de les laisser dans l’eau. Je me mets sur le dos, flottant très bien grâce à l’action combinée du gilet et de la combinaison étanche. Je nage une sorte de brasse sur le dos, sans les mains, que je tiens hors de l’eau. J’avance, mais si lentement, car le bateau continue de dériver. Je me retourne de temps en temps pour vérifier que je gagne tout de même du terrain sur lui et pour bien caler ma direction. Je sens que cela va durer un moment, aussi je cale mon effort de façon régulière et à un niveau que je sois capable de tenir. Mais je sais à ce moment que je ne sais pas quel sera l’effet du froid sur mon organisme. Pour l’instant, je ne ressens aucun froid, hormis celui, très violent, de mes mains. Un peu d’eau touche le haut de ma nuque. Que tout ceci est long, car le bateau ne s’approche que très lentement. Que tout ceci est dur : je sens l’effort intense, même s’il est régulé, que je produis. Au moins dix minutes se sont écoulées… Je vais bientôt toucher le bateau. Je commence à sentir un léger effet au niveau de la tête, une forme d’engourdissement. Je me dis qu’il est temps d’arriver. Je crois que durant le chemin me menant au bateau, à peu près à mi distance, j’ai eu le temps de me dire que j’étais en train de jouer assez gros, qu’il était possible que cela ne finisse pas bien. Mais cette idée ne m’a pas affecté dans mon action… elle est juste passée par là.
Je touche enfin le bateau. A ce moment je perds une de mes bottes néoprène (en fait elles sont à Benjamin). Je prends le temps de mettre mes mains gelées dans l’eau, de prendre la botte et de la mettre dans le kayak. J’essaye ensuite de monter. J’ai peu de force pour me hisser et je le fais mal. Du coup, le bateau se retourne au trois quart et prend de l’eau. J’interromps ma manœuvre à temps et le remets droit. Je ne sais plus si je réessaye une deuxième fois ou si d’emblée je vais prendre le paddle float. Je le remplis d’air. Je suis toujours dans l’eau et je commence à être bien fatigué. Une fois gonflé je mets le paddle float sur une pale de la pagaie (laquelle pagaie était restée tranquillement sur le bateau pendant toute la dérive. Mais si cela n’avait pas été le cas, j’avais prévu, pendant ma nage de venir directement prendre la pagaie de secours). J’essaye donc de remonter une seconde fois sur le bateau à l’aide du paddle float mais, même résultat… le bateau se retourne et prends encore plus d’eau. Je pense alors que ma fatigue me rend moins lucide sur l’exécution de cette manœuvre. Je décide de changer de côté. Je passe par la pointe avant du bateau. J’en profite alors pour le pousser un peu, préfigurant ce que je vais devoir faire si je n’arrive pas à remonter dedans. Je me dis alors à la fois que cela avance plutôt mieux que lorsque je nageais (j’ai un point d’appui pour mes bras), et à la fois que cela n’est pas fait : la côte est assez loin, et mes forces déclinent. Par ailleurs, j’ai affreusement mal aux mains. Je me présente avec la pagaie et le paddle float de l’autre côté du bateau et… j’arrive cette fois à monter dedans, en rassemblant toute ma concentration sur l’exécution précise de ces gestes, et en mesurant l’équilibre. Une fois sur le bateau, je souffle. Je me dis que cela va aller, que c’est gagné, que je suis sauf : pas de vent ni de houle, rien qui pourrait me faire chavirer. Je n’ai qu’à pagayer lentement vers la côte et ce sera fini. Mais c’est alors que mes mains me font terriblement mal. Je les mets dans ma bouche à tour de rôle pour les réchauffer. C’en est à pleurer de douleur. Et je commence doucement à pagayer. Je n’ai pas la force de faire tourner mon bateau, aussi je vais en marche arrière. En fait, j’aurais la force de le faire, mais j’économise toute énergie et j’essaye de me retrouver, de me rassembler. Je finis par arriver sur la côte. Je descends du bateau et là, avec extrême lenteur, je décharge le bateau. Initialement je m’étais dis que je m’allongerais sur le bord, près du fusil pour récupérer. Mais en fait, je vais récupérer en déchargeant le bateau. Sac après sac… avec la plus extrême lenteur (je crois que de ma vie je n’ai exécuté des gestes aussi lentement… et au fil de cette manœuvre, je retrouve petit à petit mon énergie. Si bien qu’au terme du déchargement, j’ai presque le sentiment d’être redevenu tout à fait normal, tout à fait en forme. C’est extrêmement étrange… Même mes mains ne me font quasiment plus mal… Et je vais monter mon camp, sur un train de sénateur, à l’endroit que j’avais voulu initialement éviter !
L’ours, deuxième
Me voilà installé. Tente, et sécurités en place. Je ne me suis pas encore fait à manger et je vais récupérer sous la tente. J’y suis depuis déjà un moment lorsque j’entends sur le côté un drôle de bruit. On aurait dit un morse qui souffle. Mais il n’y a pas de morse ici. En tout cas, pas de doute, il s’agit d’un animal, qui a un gros souffle. Je sors du sac de couchage, j’arme le fusil et je sors la tête de la tente en regardant sur la gauche d’où vient le bruit. Et là je le vois à nouveau, cet ours polaire. Il est à moins de dix mètres et il me regarde, il me regarde moi, et non ma nourriture. Je sors avec le fusil avec l’ours en point de mire. Il ressemble fortement à celui de ce matin, mais qu’est-ce que j’y connais moi, en ours ? Je ne suis pas sûr d’avoir sifflé. Je ne prends pas le temps de me munir des appareils photos. Il est trop près et il n’est pas occupé à quelque chose d’autre que de me fixer. Je tire avec le pistolet d’alarme (j’économise les feux à mains, dont j’ai cramé la moitié du stock ce matin). Le coup part encore loin et explose ensuite sur la plage, mais derrière lui. Le bruit le fait néanmoins partir, mais pas loin. Il s’arrête et revient doucement. Je n’hésite alors pas à tirer, environ un mètre devant lui et légèrement sur sa gauche, de sorte que si mon coup remonte du fait de la hausse, il ne soit pas blessé. Mais le coup arrive bien là où c’était prévu. Et il décampe. Comme ce matin, au début très vite, puis à pas lent. Il reprend sa route, vers le sud cette fois-ci. Je vais le suivre des jumelles jusqu’à ce qu’il disparaisse au loin.
Je vais me faire à manger, me coucher et, ma foi… plutôt bien dormir, aussi étonnant – au moins pour moi – que cela puisse paraître. J’aurai au réveil la satisfaction de constater qu’aucun ours n’est venu…
Mais je vis depuis dans un sentiment de peur constante et très diffuse. Une sorte de mal être qui empêche de profiter pleinement du lieu et du moment. A moins que cela soit justement cela, cette année, que de profiter de la découverte de cette sensation, pesante, mais pas seulement pesante… je ne sais dire. Elle apporte aussi autre chose. Une sorte de sensation vitale, le sens de la valeur profonde de la vie, de sa vie. Plutôt que de valeur, je dirais de l’attachement profond qui nous lie à notre vie. Profond, plus que viscéral. Il y a quelque de non mécanique dans cette peur, quelque chose de spécifique, d’individuel, qui me parle de moi… ce n’est pas la peur que l’on ressent au moment de l’accident de moto… Mais je ne sais pas quoi en faire, du moins pour l’instant…
La glace commence à se disloquer, au moins vers le sud. La route nord est toujours bloquée. Une chose est sûre : je n’ai plus de programme. Je naviguerai, lorsque je le pourrai, au gré des événements, en m’adaptant à eux et à la façon dont j’y réagis. Olive m’annonce deux jours de tempête et de froid à partir de demain midi. Pour l’instant, et pour la première fois, il fait beau, et chaud sous la tente. Le vent est léger. Je pense lever le camp d’ici deux heures vers le sud et y trouver un bon endroit pour passer la tempête.
Camp Erna
Superbe navigation. Non que j’aie beaucoup avancé, mais j’ai slalomé entre les glaces et même à un moment longé un bout de banquise en remontant pleine mer pour ensuite pouvoir atteindre la baie d’Erna. L’endroit est superbe, surtout sous le soleil, qui est généreux cet après midi. Cela aide à oublier le risque pesant de l’ours. L’endroit est vraiment sublime. Je cherche le meilleur emplacement, sachant que les jours qui viennent risquent d’être à la fois venteux et très froid. Je fais le plein de chaleur… Je mets même du bois au sec, en prévision d’une envie de faire un feu, histoire de se réchauffer pour manger.
L’écoute et le traitement du signal
L’écoute est la base même de mon métier, de mes métiers. C’est vrai du consultant, comme du visiteur de prison. L’écoute est un moyen, ou plus exactement un fondement à partir duquel peuvent se déployer différentes fonctions.
Depuis avant-hier, depuis cette double visite de l’ours, ou ces visites de deux ours, mon écoute vient de découvrir une facette toute nouvelle de ses possibilités, et de ses formes. Une écoute que je qualifierais d’animale. Lorsque je suis en dehors de la tente, je scrute très régulièrement les alentours, pour vérifier la présence éventuelle de l’ours. Mais lorsque je suis sous la tente, sans visibilité extérieure, c’est à l’oreille que je scrute les environs. Au tout début – hier ! – le moindre bruit me faisait sursauter et me mettait en alerte rouge. Vue la quantité et la variété des sons, cette position n’est pas tenable, et je sentais bien d’ailleurs qu’elle me conduisait doucement à une paranoïa déstabilisante voire doucement autodestructrice. Pour éviter d’y sombrer, je me mets à développer une posture et si possible une capacité de traitement intelligent du signal, à partir d’une même vigilance et acuité de l’écoute, de la perception. J’essaye de me forcer dans un premier temps à ne pas interpréter tout signal comme étant obligatoirement une menace d’ours, car cette position est intenable psychologiquement. Je me mets dans une position où j’ai le temps, c’est-à-dire une fraction de seconde, pour déterminer si je suis en devoir de réaction immédiate ou non, si j’ai le temps de construire tout d’abord une reconnaissance du signal, et éventuellement, dans un second temps, une réaction défensive. Pour cela il faut que je développe ma base de données des sons locaux. Car entre le son des vols de nombreux volatiles, tous différents mais très impressionnants lorsqu’ils frôlent la tente, les bruits de la mer, de la glace, eux-mêmes très variés selon le vent, les rênes et tous les bruits de mes propres affaires, à commencer par la tente… cela en fait du travail de reconnaissance et de classement ! Cette nuit, par exemple, j’ai été mis deux fois en alerte. La première alors que je dormais à peine. J’ai entendu un bruit de bête, une sorte de râle et des bruits de pas très proches de la tente. Je me jette sur le fusil, l’arme, et me met à une écoute plus fine. Le rythme cardiaque s’élève, mais je suis bien en fonction d’écoute et d’analyse. Je me dis qu’il y a des chances pour que ce soit des rênes. Je prépare tout mon fourbi (pistolet d’alarme, feux à main, sifflet et bien sûr fusil) et je sors doucement en regardant en direction du bruit. Ce sont bien des rênes. Je respire et je baisse vite le niveau d’alerte : s’il y a des rênes, il n’y a probablement pas d’ours (j’ai appris plus tard que ce raisonnement est erroné). Je sors tout de même et fais un point aux différents horizons qui s’ouvrent à moi avec les jumelles. Je me recouche.
Plus tard dans la nuit, je suis réveillé et mis en alerte par un bruit très étrange. Je ne l’ai d’ailleurs toujours pas qualifié. Ce bruit s’approche de celui qu’avait fait l’ours venu me rendre visite en soirée, je ne sais déjà plus quel jour. Cela ressemble à un souffle profond et long. J’ai du mal qui plus est à en apprécier la distance. Je suis tout le protocole devenu maintenant habituel de préparation à la confrontation, et je sors la tête par l’arrière de la tente cette fois-ci. Rien. Je reste assez longtemps à étudier ce son que je ne comprends pas. Il vient de l’autre côté de la baie, à mon avis, et il est le fruit de la rencontre entre le vent, la marée, les glaces et une importante rivière qui se jette dans cette baie. Cette conjonction d’éléments fabrique un son qui ressemble à s’y méprendre à celui de l’ours m’appelant l’autre jour. Comment justement ne pas se méprendre ? Etudier et enregistrer ce son, le comparer intérieurement à l’enregistrement que mes émotions ont faites de la rencontre avec l’animal…
Toutes les minutes des sons émergent, que je dois traiter et classer sans suite ou au contraire soit investiguer plus loin, soit réagir très rapidement. Sans ce tri, je ne tiendrais pas. Enfin, « je ne tiendrais pas », je n’en sais rien. Mais je ne veux pas me mettre dans cette situation dont je pense qu’elle risquerait de me perdre et au final de me rendre en plus moins efficace.
Voici donc une nouvelle facette de l’écoute que je viens de découvrir et dont je me demande quand je vais pouvoir me libérer, ou me détacher, si j’arrive à l’intégrer dans un mode de vie serein ! Est-il possible de développer une vigilance sereine quand c’est sa vie qui en dépend ? Je vais m’y employer, mais « nous ne sommes pas capitaine », cher Alexandre, en ce moment moins que jamais…
A suivre…